12h50. Ou quelque chose comme cela. Mon père ouvre les yeux pour la dernière fois. Je regarde mon mari à côté de moi, paniquée. Est-ce qu’on y est, ce moment attendu et redouté ? J’appelle mon père. « Papa, papa, papa ». J’entends encore les mots résonnés. J’ai l’impression que ce n’est pas ma vie, que ça ne peut pas être notre vie.
L’heure précédente, je tenais sa main froide avec mes deux mains. Peut-être que je voulais les réchauffer. L’infirmière était passée dix minutes auparavant. Me trouvant les yeux pleins de larmes, elle m’apporte un paquet de mouchoirs. « Je sens ses mains se refroidir », lui dis-je. « Il n’y en a vraiment plus pour longtemps, n’est-ce pas ». Elle n’ose pas me le dire. Elle ne sait pas, tout en confirmant le fait qu’il glisse lentement vers la mort. Elle sort de la chambre. Mon mari est allé à la boulangerie pour nous chercher autre chose que les snacks des machines à café.
On dit souvent que lorsque l’on frôle la mort, on voit sa vie défilée devant ses yeux. Alors que le corps de mon père ne fonctionne plus, des images occupent mon esprit. Sa main dans ma petite main d’enfant. Sa main contre ma joue. Ses éclats de rire. Son sourire. Son air moqueur quand il nous faisait des blagues. Nos vacances. Tout et rien, des milliers d’images en quelques secondes.
Cela fait dix jours que l’on nous a annoncé que c’était fini. Son combat contre le cancer est fini. Pendant des semaines, nous nous étions dit que, peut-être, nous étions au coeur de la maladie, que s’il était faible, c’était normal, après 15 mois de chimiothérapie. Son nouveau traitement marchait. Les « marqueurs » avaient baissé, nous avait-on dit mi-avril. Un mois plus tard, comment accepter le fait que malgré la chimio et son efficacité sur les tumeurs, son corps disait qu’il en avait assez. Dans l’avion qui me ramène de Washington à Paris, j’arrête de penser. En attendant le train qui m’emmène à Dijon, je prie pour qu’il reste en vie quatre heures de plus. « Papa, tiens le coup, j’arrive ». Une mélodie dans ma tête.
Quand je rentre dans la chambre 925, il est là. Il respire encore. Mais c’est le choc. Il a perdu plus de 10 kg et son visage est marqué. Nous nous étions vus six semaines auparavant. Je n’y comprends rien. Je ne comprends pas ce que je vois. Nous nous serrons dans nos bras mais je suis dévastée. Les larmes coulent mais je lui affiche mon plus beau sourire. Il est encore en vie, et pour l’instant, ce jour-ci, c’est le principal. Il survivra dix jours de plus. Mon arrivée, et une dizaine de visites lui auront donné la force de survivre pour nous, et pour lui. On gère les visites, les chocs, les pleurs, les techniques d’évitement. Nous mettons en place une équipe de jour, mon frère et moi avec nos compagnons, et une équipe de nuit, ma mère.
Les jours passent lentement et rapidement à la fois. J’ai déjà lu des dizaines d’articles sur la fin de vie. Puis, je commence à lire des articles sur les symptômes de morts imminentes (merci à la Société cannadienne sur le cancer qui a une tonne de ressources en ligne). Je me prépare psychologiquement à vivre cela. En vain. On est jamais préparé à voir son père mourir. Tristement, je ne trouve que peu de témoignages de personnes ayant vécu cela, bien que cela arrive tous les jours. Quand je trouve un témoignage, bizarrement, ça me calme. D’autres personnes ont vécu ce que l’on vit. Et elles ont survécu. C’est pourquoi je souhaite partager ce que j’ai vécu.
Toutes les lectures du monde n’ont pu me préparer à tenir la main de mon père alors qu’il expirait son dernier souffle. Je n’ai jamais ressenti une peur pareille. Mais avec la peur, l’étrange soulagement de la fin de la douleur arrive. Nous sommes le 25 mai à 12h50, dans la chambre 925. « Voyage voyage » de Desireless en arrière-plan, les sages-femmes et les infirmières le regardent, puis appellent l’interne. On arrête sa musique pour qu’il puisse écouter son coeur qui ne bat plus. Il lui ferme les yeux. Je sais ce qu’il va dire. « Il est décédé ». Alors je pleure dans les bras de mon mari pendant quelques secondes, avant de me reprendre. Je dois appeler ma mère. Je sais qu’elle saura ce que je lui annonce, car depuis deux semaines, on s’envoyait exclusivement des messages pour se contacter. « Papa est parti », lui dis-je. « Je lui tenais la main, et j’avais mis sa musique. Il ne souffrait plus. Je crois qu’il était bien ».
Dans la chambre d’hôpital, je demande à ce que son corps soit immédiatement préparé pour l’arrivée de ma mère et mon frère. Dans la salle « patience » comme on l’appelait avec mon père, je rentre dans une autre dimension. Je n’ai plus de notion de temps ni d’espace. Je suis dans la sidération et plus rien n’est réel. Je ne pleure pas. Je console mon mari qui lâche ses larmes.
Mon père m’a fait le cadeau d’être avec lui pour son dernier voyage. J’aime penser que c’est parce qu’il se sentait bien, qu’il a finalement décidé de lâcher prise. Il était avec moi, sa musique dans les oreilles. Mon mari était revenu de la boulangerie, je n’étais donc pas seule. De le voir partir a été notre aventure la plus intense, et pour rien au monde je n’échangerais ce dernier voyage ensemble.
Le bel hommage de notre journal local pour mon père à lire ici.
5 Comments
Merci pour ce partage
J’ai combattu au côté de ma maman un combat annoncé perdu d’avance 9 mois plus tôt. Pendant 9 mois, j’étais seule à ses côtés, mon papa étant parti faire ce voyage depuis plusieurs années. Un moment, nous avons cru être plus fort que la maladie mais en 48h, elle a réussit à reprendre de plus belle.
Le médecin m’a appelé pour dire qu’il avait eu une conversation avec ma maman pour lui annoncer qu’elle s’apprêtait à vivre ses derniers jours, pendant qu’il me dit cela au télèphone, je regarde à mes pieds mes valises … nous sommes sur le point de partir en Bretagne…le médecin me dit que ma maman a demandé que nous partions, pour elle mon avenir était avec les miens, nous avions passé trop de temps à l’hospital ces derniers mois, il nous fallait aller de l’avant.
J’en discute avec mon mari, il me dit : « jusqu’à présent tu as toujours écouté tes parents, ne la déçoit pas, pas maintenant »
Nous sommes donc partis le lendemain. Chaque jour je l’appelais, j’entendais bien que ses forces diminuaient, le jeudi soir je l’ai eu au téléphone, je lui annonce que ma fille se prépare à cette balade sur la plage qui la faisait rêver depuis des mois, on se dit aurevoir et à demain »…… dans la nuit, elle est tombée dans le comas, on m’a prévenu le vendredi matin qu’il fallait que je rentre en urgence. Nous avons tous jetés dans la voiture,et rouler, encore et encore, fait une pause pour manger un bout, et repris la voiture, les kilomètres défilent. En passant le Pont de Normandie, je suis nouée, y a truc qui ne va , on roule encore et encore, le gps nous annonce encore 3h de route …. Quand mon portable sonne, il nous reste 1h de route … On m’annonce que maman s’en est allée depuis 1h, ils ne pouvaient attendre que j’arrive, la loi les oblige à prévenir la famille dans l’heure … on prends pas la peine de s’arrête, le ciel est bleu, la vie continue alors que j’ai toujours pensé quand je perdrais ma maman que le monte s’arreterait de tourner …. mais non …. quand j’arrive à l’hospital, ma maman se trouve encore dans sa chambre, la fenêtre est ouverte j’entends les oiseaux, nous aurions une dernière conversation si je peux dire en tête en tête, elle était soulagée elle avait rejoint son mari….pendant la nuit j’ai rêvé d’elle, de mon papa, de mes grand-mères ils étaient tous à table, à rire….au cours de nos nombreuses discutions en soins palliatifs elle m’a dit qu’elle me ferait signe lorsqu’elle serait arrivé à destination de son dernier voyage …. elle a tenu sa promesse
je te présente mes plus vivies et sincères condolèances, je vous souhiate beaucoup de courage pour les jours, semaines et mois à venir
Merci à vous <3
Merci Chacha pour ce partage, et une belle pensée pour votre maman et votre papa <3
[…] pour survivre un deuil ⎮ Le jour où j’ai enterré mon père ⎮ Notre dernier voyage ensemble ⎮ Les aidants, des putains de héros ⎮ Le bel hommage de notre journal […]